A quelques jours de la sortie en France du film israélien « Lebanon », de Samuel Maoz, j’ai publié une tribune sur le site internet français Rue89. Partenaire de la sortie du film en France, ce site d’information lui offrait, et lui offre toujours, un soutien publicitaire tout naturellement accompagné d’éloges dithyrambiques. Il a, malgré tout, aimablement accepté de rendre public « la colère » d’un Libanais.
Je m’étonnais alors de cet engouement des institutions et des critiques cinématographiques pour ce nouveau genre, visiblement propre au cinéma israélien, qui consiste à mettre en scène un épisode des guerres au Liban par ceux qui les ont menées, autrement dit des soldats devenus cinéastes.
Je n’avais pas vu ce film à l’écriture de cette tribune. Il m’a donc été reproché d’en parler. Certains n’ont pas compris ma consternation devant le travestissement de l’Histoire par l’esthétique affable du cinéma, vue de la lorgnette psychodramatique chère à certains distributeurs de prix ; ni l’indignation de voir juxtaposées la douleur de toute une population encore dans le deuil et les paillettes de la gloire offerte aux états d’âme de quelques soldats.
Oui, il y a un devoir moral pour aborder ces sujets dans des œuvres à la portée médiatique. Ce devoir perverti à plusieurs reprises constitue une insulte, le couvrir de prix est une caution du mépris. Que l’on brandisse la qualité de la réalisation ou quelque intention pacifique importe peu, il s’agit de douleurs persistantes et réveillées à chaque conflit. Le pardon par le cinéma, s’il en est, n’a le goût de rien devant les intentions belliqueuses encore affichées sur ce front.
Cependant, je suis allé voir ce film.
Il n’est pas question pour moi d’en faire une critique cinématographique, ma réaction va au-delà. Elle va là où nous sommes les seuls à pouvoir aller, en tant que Libanais, en tant que peuple qui a longuement et durement subi ces guerres, qu’elles soient faites en notre nom ou pas, nous les avons vécues. Car ce qui est d’abord très curieux, c’est que ce film a pour titre « Lebanon ». Cette idée de marketing saugrenue annonce d’emblée la légèreté idéologique. A ma connaissance, il n’y a aucun film, de ou sur la guerre, qui porte tout bonnement le seul nom de l’« autre », parce qu’aucun autre réalisateur n’a eu la mauvaise foi d’étaler ses tortueux états d’âme en donnant à ses maux un nom aussi accusateur. C’est un film qui aurait mérité le nom de « Tsahal », ou encore « Paix en Galilée », appellation officielle de cette intervention militaire…
A en croire la critique et la présentation sommaire, tout comme Ari Folman avec Valse avec Bachir, Samuel Maoz fait un aveu au monde : la guerre est une chose horrible ! Les réelles images des enfants disloqués, des mères en pleurs, des villages en ruines, de tout un pays dévasté, n’ont en leur temps jamais suffi à un tel constat. Ces images sont toujours difficiles à regarder : en Occident, au nom d’une certaine dignité humaine, il est préférable de ne pas en faire la diffusion et chacun se protège, se voile la face, pour ne pas être réellement atteint par de telles atrocités dont on peut, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, accuser de manipuler des esprits. Les médias y contribuent au nom de l’éthique.
Car dans beaucoup de pays, y compris le nôtre, dès qu’une guerre pointe à l’horizon, l’opinion publique est invitée à servir l’engagement politique de sa nation par une totale adhésion et à accepter les choix des reportages télévisuels comme la garantie de sa propre sécurité. Entre les citoyens devenus spectateurs et l’armée, qui en est alors l’acteur essentiel, la solidarité est assurée par une médiation directement confiée à la télévision en tant que porte-parole. Face à ce porte-parole, Pierre Bourdieu déplorait dans son livre L’opinion publique n’existe pas, Questions de sociologie (Editions de minuit) l’approbation par le silence ou l’absence de démenti. Parfois, le cinéma joue inconsciemment le même rôle !
En effet, bien qu’il soit question des horreurs de la guerre, il n’est pas question de toutes les horreurs de la guerre. Dans leurs deux films autobiographiques, Folman (pour Valse avec Bachir) et Maoz (pour Lebanon) parlent de celles qu’ils ont vécues, en prenant soin de rester à distance de la réalité globale ; pour l’un, à travers la technique du dessin animé ; pour l’autre, par la volonté d’en confiner l’histoire à l’intérieur d’un tank, avec l’unique regard vers l’extérieur que donne le viseur du poste de tir.
A travers ce viseur matérialisé par la croix d’une mire, les images de l’« extérieur », mis à part celles qui rendent compte des soldats accompagnant à pied la progression du char, illustrent par leurs choix les bons sentiments de ces valeureux guerriers. Je n’en retiens que deux : le zoom sur un âne éventré, toujours en vie, la larme à l’œil, ainsi que la scène d’une libanaise dont la robe prend feu, lorsque à moitié dénudée, elle se voit offrir une couverture par le chef de l’unité israélienne. Il y en a bien d’autres : corps calcinés, corps mutilés, cadavres ensanglantés… Mais ces scènes relèvent de ce que Jean-Luc Godard qualifie purement et simplement d’images pornographiques tant : « il y a quelque chose non pas d’immoral, mais d’amoral, à montrer ainsi l’amour ou l’horreur avec les mêmes gros plans ».
Par le choix compulsif – je l’avoue – de ces deux scènes, je ne vous invite pas à en tirer les conclusions grotesques voulues par le réalisateur, mais, à vrai dire, à partager le sentiment abject qu’elles procurent ! De l’abjection empruntée à Jacques Rivette et du sentiment que « la gravité de certains sujets implique la plus grande rigueur », que « toute inconséquence condamne le réalisateur, même drapé dans sa bonne conscience politique, et confirme son inanité cinématographique ». Maoz et Folman doivent savoir de quoi je parle, Rivette faisait alors la critique, dans les Cahiers du Cinéma, du film « Kapo » sur les camps de concentrations !!! Car il est vrai que « le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est difficile, lorsqu’on entreprend un film sur un tel sujet […], de ne pas se poser certaines questions préalables ». Ils auraient donc négligé de se les poser ? Soit. Tous ceux qui les ont distingués, auraient-ils fait de même et seraient alors très loin de ces considérations politiques ?
Je rajoute, avec la véhémence de Rivette, que l’homme qui décide de pleurer les souffrances d’un âne dans une guerre responsable de milliers de victimes, que l’homme qui décide qu’une femme se plaît à fixer des yeux un char pendant plus de dix secondes alors qu’elle vient de voir mourir sa fille, que cette même femme est tendrement recouverte d’un drap par un soldat, « cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris » car cet homme triche et ment. Ceux qui ont distingué cet homme, victimes ou pas de son leurre, sont tout aussi « méprisables ». « Faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer d’un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables. […] Toute approche du fait cinématographique qui entreprend de substituer l’addition à la synthèse, l’analyse à l’unité, nous renvoie aussitôt à une rhétorique d’images qui n’a pas plus à voir avec le fait cinématographique que le dessin industriel avec le fait pictural », écrivait Rivette.
Nos choix nous jugent. Ainsi les choix du réalisateur (notamment de laisser toute la cruauté de cette guerre à un phalangiste dans une scène rapportée), le choix du jury de la Mostra de Venise de discerner le lion d’or à ce film, ne suffisent pas à défendre une telle rhétorique. Même si elle est aveu, cet aveu, dit dans le dos des victimes, ressemble à un chuchotement, une messe basse, dans l’oreille de l’Occident tendue par le biais du médium cinématographique.
Sans doute que, de cette manière, les choses passent mieux. Sans doute que, de cette manière, le Figaro se donne raison de titrer maladroitement un article sur ce film : « Avoir vingt ans au Liban ». Sans doute que, de cette manière, il est normal que Google affiche en première position le film sur une recherche avec le mot « Lebanon ». Sans doute que, de cette manière, notre blessure devant cette œuvre restera aussi secondaire et hélas ordinaire que des dommages collatéraux… Parce que le doute est bien ce dont Maoz semble le plus dépourvu.